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2000 Maçons lyonnais du XVIIIe siècle

Couv-Aimé-ImbertSi la franc-maçonnerie « moderne » s’implante en France au milieu des années 1720, il faut attendre près d’un siècle pour que soit publié le premier ouvrage consacré à l’histoire maçonnique de notre pays. C’est en effet en 1812, il y a tout juste 200 ans, que Claude-Antoine Thory fait paraître un livre fondateur de près de 300 pages au titre interminable : « Annales originis magni Galliarum O :. ou Histoire de la Fondation du Grand Orient de France, Et des révolutions qui l’ont précédée, accompagnée et suivie, jusqu’en mil sept cent quatre-vingt-dix-neuf, époque de la réunion à ce corps, de la Grande Loge de France, connue sous le nom de Grand Orient de Clermont … ». Tout au long du XIXe siècle, l’histoire maçonnique est faite par des Maçons mais son objet est plus de défendre et d’illustrer les positions de leurs organisations maçonniques que de construire une histoire objective des loges. Deux lyonnais – les Frères Kauffmann et Cherpin – y apportent déjà leur contribution avec un titre qui, au moins, annonce leur projet : Histoire philosophique de la Franc-maçonnerie (1850). Paradoxalement, on considère souvent que la première histoire de la franc-maçonnerie française conduite avec des méthodes de type universitaire est le livre de Gustave Bord – un anti-Maçon notoire –  La franc-maçonnerie en France des origines à 1815, les ouvriers de l’idée révolutionnaire (1909). Dans l’entre-deux-guerres, Arthur Groussier, le Grand Maître du Grand Orient de France, sera à l’initiative de publications, pour la première fois de nature scientifique, proposant notamment des éditions critiques de documents importants.

Mais l’histoire maçonnique contemporaine s’inscrit dans la continuité d’un cycle qui s’ouvre dans les années 1960 sous un double parrainage. Côté université, des historiens – non-Maçons, cela vaut d’être noté – comme Alain le Bihan ou Pierre Chevallier renouvellent complètement le genre en l’arrimant solidement à l’histoire sociale, politique et religieuse de la France des XVIIIe et XIXe siècle. Côté maçons, des chercheurs comme Marius Lepage puis René Guilly adaptent à la problématique française les avancées majeures de « L’école authentique » anglaise inaugurée en 1884 avec la fondation à Londres de la loge de recherche des « Quatuor Coronati ». Par la suite, ces deux courants se rejoindront parfois avec des historiens – comme Charles Porset, André Combes et quelques autres – revendiquant une approche critique et scientifique tout en ne cachant pas leur qualité maçonnique. Globalement le domaine de l’histoire maçonnique est aujourd’hui en France d’une grande richesse. Chaque année apporte son lot d’études et de publications de qualité. La bibliothèque du Grand Orient de France conserve plus de 200 thèses et mémoires de master réalisés ces dernières années dans les universités françaises. On bénéficie donc maintenant d’une bonne connaissance de l’histoire de la franc-maçonnerie française et de la contribution des loges à l’histoire de France dans des domaines d’ailleurs divers : philosophique et politique bien sûr – de la diffusion des Lumières au XVIIIe siècle, jusqu’à la construction républicaine dans les années 1880 – mais aussi religieux, littéraire ou artistique.

Si l’histoire de la franc-maçonnerie a connu de grandes avancées dans les dernières décennies, pour continuer à progresser, pour mieux cerner le « fait maçonnique » dans toute sa complexité, il faut maintenant quitter la scène nationale pour se concentrer sur la vie des loges sur le terrain. L’histoire générale de la Franc-maçonnerie est aujourd’hui arrivée à un point où elle ne progressera notablement qu’en se nourrissant des apports de monographies régionales qu’il faut multiplier. Pas de nouvelles grandes synthèses sans matériaux historiques supplémentaires solides. De même qu’il y a une « micro-économie », il y a une « micro-histoire » qui est un passage obligé pour comprendre la logique des acteurs et les stratégies qu’ils déploient. Loin des généralités, cette « micro-histoire » de la franc-maçonnerie permet de saisir toute la diversité de l’appartenance maçonnique, les liens des loges avec différents groupes sociaux, le rôles qu’elles jouent au sein de chacun et dans les relations de ces groupes entre eux. Toutes ces données apportent un éclairage majeur sur le rôle des loges dans la diffusion d’idées ou de pratiques et sur la façon dont elles peuvent influencer les rapports de certains groupes sociaux à l’espace public et aux équilibres politiques.

Le travail d’Aimé Imbert s’inscrit dans un chemin qui a été ouvert, une fois de plus, par Alain Le Bihan avec son mémorable et toujours nécessaire Francs-maçons parisiens du Grand Orient de France au XVIIIe siècle (1966) et ses près de 9000 noms. En 1988, Johel Coutura relançait cette approche en proposant Les francs-maçons de Bordeaux au 18e siècle, un passionnant dictionnaire biographique. Dix ans plus tard Éric Saunier publiait sa thèse novatrice Révolution et sociabilité en Normandie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. 6000 francs-maçons de 1740 à 1830 (1998). La même année, le pays basque, autre terre d’implantation maçonnique précoce, bénéficiait aussi d’un inventaire de ses Maçons avec l’ouvrage de Jean Crouzet : Loges et francs-maçons Côte basque et Bas-Adour 1740-1940 (1998). Enfin, plus récemment, Daniel Kerjan insérait en annexe de sa remarquable étude – Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de France : 1748-1998 : 250 ans dans la ville (2005) – un recensement des Maçons rennais.

Issue de plus de 10 ans de recherches, la remarquable étude d’Aimé Imbert corrige, augmente et finalement renouvelle complètement le répertoire des Maçons et des loges de Lyon publié en 1976 par Albert Ladret : Le grand siècle de la franc-maçonnerie; la franc-maçonnerie lyonnaise au XVIIIe siècle. Les éléments nouveaux de la recherche que l’on va lire viennent notamment de la méthodologie mise en œuvre. Les historiens qui sont amenés à travailler sur la franc-maçonnerie utilisent l’extraordinaire fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale. Celui-ci conserve d’abondantes archives et notamment de très nombreuses listes de membres classées par ville et par loge, centralisées en un lieu et donc relativement facile d’accès. La richesse et le très grand intérêt de ce fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale font parfois oublier ses caractéristiques qui sont aussi ses limites. Il s’agit en effet de la correspondance des loges avec le Grand Orient de France. A partir de 1773, mais surtout de 1776, le Grand Orient de France a mis en place – pour le plus grand bonheur des historiens – la première bureaucratie maçonnique. Alors que la Première Grande Loge de France, à laquelle il succède, n’entretenait que des échanges épisodiques avec les loges, le Grand Orient instaure des relations régulières avec elles et leur demande notamment de lui faire parvenir chaque année des listes de leurs membres. Devant l’abondance et l’intérêt de la matière on oublie trop souvent que ces archives ne concernent donc que le Grand Orient de France. Aussi, sur ce qui s’est passé avant 1773 ou sur les loges qui n’ont pas intégré – ou pas intégré tout de suite – le Grand Orient, ce fonds est muet. D’où le caractère lacunaire – voire même très incomplet dans certains cas – d’un répertoire biographique qui ne serait fondé que sur le fonds maçonnique de la BnF. Or justement, grâce à sa connaissance approfondie des archives lyonnaises, Aimé Imbert a pu utiliser de très nombreuses autres sources comme ces tableaux de loges, registres et plaquettes conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon ou au Musée Gadagne.

Le fichier informatique que nous propose l’auteur, puisqu’il nous présente ce corpus de 2000 Maçons lyonnais du XVIIIe siècle sous la forme d’une base de données, est un outil novateur et passionnant pour le chercheur. En rendant faciles et conviviales les « interrogations » et les tris, cette base de données permet de cerner aisément les origines sociales ou géographiques, les réseaux familiaux, politiques ou économiques qui structurent, organisent et font vivre ces loges lyonnaises du siècle des Lumières. Cette connaissance en profondeur de la réalité d’un acteur social permet de mieux comprendre son influence et son rôle dans la société de son temps. Or Aimé Imbert nous dresse le portrait d’une Maçonnerie en fait très diverse, abritant à la fois des loges de petits artisans et des ateliers aristocratiques – comme la « Loge de Malte » – et élitistes. Chacun chez soi ? Oui et non. Bien sûr on est loin de l’image d’Epinal présentant une franc-maçonnerie utopique ayant aboli les distances sociales où le duc et son valet siègeraient côte à côte. Mais aussi différentes soient-elles, ces loges n’ont cessé d’être en relation entre elles, pour s’aider ou pour se contester, pour collaborer ou polémiquer… La franc-maçonnerie du XVIIIe siècle a donc été le lieu d’un intense frottement social où chacun a appris à se situer et à défendre ses positions dans un espace public que tous reconnaissaient finalement comme commun.

http://editionsletempsdespierres.fr/livre-les-loges-maconniques-lyonnaises-au-xviiie-siecle