Depuis quelques décennies Jean-François Var s’est consacré – corps et âme – à la pratique et à l’étude du Régime Écossais Rectifié. Il nous propose aujourd’hui le troisième volume d’un triptyque nourri par ces années de recherches, de réflexions et de méditations autour de cette voie maçonnique singulière. Mais, après deux ouvrages plutôt orientés sur la doctrine, les symboles et les enseignements du « RER », il s’attache maintenant à explorer son histoire. La perspective développée ici est donc un peu différente, mais on aurait tort de penser que ces pages ne s’adressent qu’aux amateurs d’érudition. La manière dont le RER s’est constitué au XVIIIe siècle permet de mieux comprendre certains des aspects si particuliers qu’il a conservés jusqu’à nos jours. L’histoire peut aussi être lue comme la chronique d’une expérience humaine – seulement humaine ? – et ainsi avoir une réelle dimension initiatique.
Paradoxalement, le RER a retenu assez tôt l’attention des chercheurs par rapport à d’autres rites maçonniques pourtant plus pratiqués. On citera pour mémoire les deux grands classiques. La biographie de Willermoz publiée par la chartiste Alice Joly dès 1938 et la monumentale étude du germaniste René Le Forestier, La Franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècle éditée par Antoine Faivre en 1970. Mais ces deux livres, dont les qualités académiques sont indiscutables, témoignaient aussi du peu d’empathie de leurs auteurs pour le sujet. Ce manque d’empathie – voire pour Le Forestier une ironie non dissimulée – les a fait en partie passer à côté de questions centrales comme la nature des aspirations spirituelles qui sous-tendent et expliquent la formation du rite. Heureusement, très récemment, les ouvrages de Dominique Vergnolle, L’Épopée des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte et de leur Profession, et de Roger Dachez, Histoire illustrée du Rite Écossais Rectifié, ont enfin procuré une histoire toujours rigoureuse mais cette fois « compréhensive » du RER.
Avec ce volume Jean-François Var apporte une contribution essentielle à cette « nouvelle histoire du RER ». En effet, des années 1760 au début du XIXe siècle, il reprend chacune de ses étapes, et après avoir retracé méticuleusement l’enchaînement des faits, il en conduit une analyse fouillée au regard de la fixation progressive de la voie rectifiée. De surcroît, il propose un grand nombre de documents qui permettent au lecteur d’entrer lui-même dans « la fabrique du RER ». L’auteur a pu rassembler ces nombreuses pièces, dont certaines étaient jusque-là presque inconnues, notamment grâce aux relations qu’il a longtemps entretenues avec d’importantes – et souvent assez fermées – bibliothèques maçonniques, entre autres en Europe du Nord.
La structure de la formation du RER apparaît assez clairement dès le XVIIIe siècle au travers des témoignages de ses acteurs. Elle a deux composantes, la doctrine de Martinès de Pasqually et l’organisation de la Stricte Observance dite « Templière ». La première lui donne son contenu, la seconde lui offre un efficace « contenant »… Même si certains épisodes de l’histoire de la Stricte Observance ne sont pas dépourvus d’enjeux doctrinaux.
Sur les sources martineziennes de l’enseignement du RER, la formation de théologien de Jean-François Var lui permet de décrypter cette pensée complexe et de nous en soumettre une présentation relativement didactique. Fidèle à sa méthode, il accompagne son étude de documents comme ces correspondances passionnantes entre Maçons théosophes qui échangent et s’interrogent, presque sous nos yeux, à deux siècles et demi de distance. Cela met à la disposition du lecteur la matière première que constituent les archives, mais cette alternance d’analyses et de témoignages rythme aussi le livre et lui donne un caractère très vivant.
En dépit de l’importance qu’elle a eue au XVIIIe siècle, non seulement en Allemagne mais également en Europe du Nord et en France, la Stricte Observance garde une part de son mystère. Ses origines restent obscures. A-t-elle vraiment eu des liens avec la dynastie écossaise déchue des Stuart, comme l’affirmait son fondateur ? La filiation « templière » du baron de Hund est-elle une invention ou celui-ci a-t-il réellement été reçu à la fin des années 1740 dans une Loge se revendiquant déjà de l’Ordre du Temple ? Ces questions font toujours débat parmi les historiens maçonniques. Jean-François Var les réexamine avec un soin particulier et avance quelques nouvelles hypothèses. On nous permettra d’attirer l’attention sur la richesse sans précédent des sources mobilisées et des pièces publiées. Dans les introductions à toutes ces transcriptions de manuscrits anciens et rares, on perçoit combien ils ont été lus et étudiés par l’auteur qui peut ainsi accompagner le lecteur dans leur découverte et lui permet d’en tirer le meilleur parti. On notera deux contributions sur des sujets un peu connexes mais qui jusqu’alors ne bénéficiaient d’aucune étude sérieuse en français : la vie maçonnique et la pensée de Johann August von Starck et le mystérieux Rite de Melessino.
Jean-François Var nous invite à le suivre dans un véritable voyage dans cette période fondatrice qui est l’âge d’or de la franc-maçonnerie. Sur ce « chemin du Maçon rectifié » on prend peu à peu conscience de la présence d’une ombre tutélaire et bienveillante. C’est en effet dans les pas de Jean-Baptiste Willermoz que nous amène l’auteur. De chapitre en chapitre, le lecteur revit, documents à l’appui, ses découvertes, ses interrogations, ses aspirations et peut ainsi saisir son projet et toute la substance du lent processus de maturation qui a forgé le RER tel que nous le connaissons aujourd’hui. Voilà à n’en pas douter un ouvrage majeur sur un des fleurons de la tradition maçonnique.
Jean-François VAR, La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe (Tome 3) Le Régime Écossais Rectifié et ses origines : Martines de Pasqually, Karl von Hund…, Paris, Éditions Dervy, 480 pp.