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Richard Bordes nous propose une nouvelle approche des débuts de la franc-maçonnerie

« La quête des commencements est la plus importante de toutes celles que nous puissions entreprendre » déclare Cioran avec son intuition des choses humaines (Essais et portraits). L’historien se met, à sa manière, dans les pas du psychanalyste et, pour mieux comprendre une institution, l’interroge sur ses premières années. Les groupes sociaux peuvent aussi, à leur naissance et dans leur enfance, prendre des traits qui les marqueront pendant toute leur existence, parfois au fond d’eux-mêmes. Ce retour sur les origines, c’est un peu la démarche que nous propose Richard Bordes pour répondre à la lancinante question : mais qu’est-ce donc que la franc-maçonnerie ?

La question des origines occupe beaucoup les historiens maçonniques depuis quelques décennies. Il est loin le temps où l’apparition des loges était présentée comme un long et lent processus qui, sur près de six siècles, aurait vu la transformation progressive et sans heurt d’une Maçonnerie opérative médiévale britannique – qui avait peu à peu perdu sa raison d’être – en une franc-maçonnerie « spéculative » accompagnant l’entrée dans le XVIIIe siècle. « l’Évangile selon Harry Carr » pour reprendre la formule spirituelle d’Eric Ward qui, dans les années 1970, mit à mal les théories du grand historien maçonnique anglais devenues alors « doctrine officielle » de la Grande Loge.

À partir de 1980, les recherches de David Stevenson renouvelèrent complètement la connaissance de l’apparition des « gentlemen masons » dans l’Écosse du XVIIe siècle. Le deuxième temps de cette grande remise en cause allait concerner la formation de la première Grande Loge à Londres en 1717, l’acte de naissance de la franc-maçonnerie spéculative moderne. Loin d’une paisible célébration, le tricentenaire de la Grande Loge en 2017 fut l’occasion de véritables tirs de barrage de la part d’historiens maçonniques que l’on avait rarement connu aussi iconoclastes. D’ailleurs, la date même de 1717 était déclarée sujette à caution. Elle aurait été avancée, pour des raisons obscures, par des fondateurs qui furent un à un déboulonnés de leur piédestal. Le pasteur Anderson lui-même, l’auteur des célèbres Constitutions de 1723, aurait eu ses zones d’ombre. Pire que tout, alors qu’aujourd’hui l’un des principes de la tradition maçonnique anglaise est sa stricte neutralité en matière politique et religieuse, la création de la Grande Loge – plus sûrement en 1721 qu’en 1717 – aurait eu une dimension très politique. La toute jeune monarchie hanovrienne créait ainsi une structure pour encadrer et s’assurer de la bienveillance des classes moyennes. Politique… et religieuse bien sûr tant, jusqu’à la fin du XIXe siècle les deux vont ensemble ; toute politique est alors associée à des conceptions religieuses. Loin de se tenir à l’écart de ces questions théologiques, la première franc-maçonnerie anglaise aurait été profondément influencée par les débats religieux qui divisèrent la société britannique des XVIIe et XVIIIe siècles.

Richard Bordes s’est plongé dans cette nouvelle historiographie décapante et féconde. Il la complète par des analyses stimulantes et nous propose une autre vision des débuts de la franc-maçonnerie dans le prolongement des travaux d’Andrew Prescott, Susan Snell, Ric Berman et quelques autres. Il le fait avec science et pédagogie. Il insiste, à juste titre, sur la nécessité pour le lecteur français de se remettre dans la perspective d’une histoire politique et religieuse anglaise si différente de la nôtre. On ne dira jamais assez que, en dépit des spécificités du « fait maçonnique », de son soi-disant « secret », de sa séparation proclamée et mise en scène d’avec le « monde profane », la franc-maçonnerie n’a jamais vécu en vase clos. Les Maçons et les loges sont dans leur temps et, pour les comprendre, il faut les remettre dans les enjeux de leur époque. Or l’Angleterre des années 1720 a connu une exceptionnelle effervescence politique et religieuse… mais aussi une véritable révolution scientifique – une évolution radicale de la vision du monde – avec le triomphe des théories de Newton. Dans les années 1720, beaucoup des cadres de la toute nouvelle Grande Loge avaient été formés par ces débats, certains y avaient même participé activement. Aussi, entre les lignes du discours bien policé des documents officiels, l’historien, en enquêteur des siècles passés, doit identifier les conceptions philosophiques, souvent non dites, à l’œuvre.

Après ces débuts hétérodoxes, la franc-maçonnerie anglaise s’est peu à peu institutionnalisée au cours du XVIIIe siècle jusqu’à s’épanouir au XIXe siècle comme un des piliers de l’« establishment ». Mais la graine non conformiste initiale allait germer sous d’autres horizons. Cette évolution a sans doute été possible en raison d’une particularité des hétérodoxies religieuses britanniques. Celles-ci se sont la plupart du temps situées dans le sillage du Christianisme, quitte à en contester des points fondamentaux comme la divinité du Christ. En France, le déisme s’inscrit en rupture avec un christianisme essentiellement représenté par l’église romaine et vu comme « le fanatisme et la superstition » selon les termes de Voltaire. En Grande-Bretagne, dans un paysage religieux qui est pour partie une mosaïque de « sectes chrétiennes », Jésus reste un « grand philosophe » pour la plupart des déistes. Ils ont d’ailleurs eux aussi leur église avec des « Révérends » et des orgues : l’église unitarienne. Cette différence entre déismes anglais et français explique sans doute l’incompréhension qui s’est installée au XIXe siècle entre les deux franc-maçonneries.

Merci en tout cas à l’auteur de nous restituer ces débats fondateurs et passionnants. Richard Bordes permet au lecteur de pénétrer dans le laboratoire où s’est fabriquée une franc-maçonnerie qui a bien naturellement emprunté une partie de ses matériaux intellectuels aux débats de son temps.

Pour commander Les origines anglaises de la franc-maçonnerie moderne


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